Chapitre 22

 

 

Nicodemus s’avança vers moi, avec sur le visage une expression presque distraite. Je me rendis compte avec un frisson glacé qu’il donnait l’impression d’un homme en train de planifier le reste de ses activités pour la journée. Pour Nicodemus, je n’étais plus une personne. J’étais une ligne dans sa liste de choses à faire, une note dans son agenda. Me trancher la gorge reviendrait au même pour lui que de faire une petite croix dans une case.

Lorsque je fus à portée de sa main, je ne pus m’empêcher d’essayer de m’éloigner de lui. Je m’agitai et tirai sur les cordes, accroché à l’espoir désespéré qu’une d’elles pourrait céder et me laisser une chance de me battre, de m’enfuir, de vivre. Les cordes ne se rompirent pas. Je ne me libérai pas. Nicodemus me regarda faire jusqu’à ce que j’aie de nouveau épuisé mes forces.

Puis il saisit une poignée de mes cheveux et tira mon menton vers le haut et en arrière, en tordant ma tête sur le côté droit. Je tentai de l’en empêcher mais j’étais entravé et épuisé.

— Ne bougez pas, dit-il. Je vais faire ça proprement.

— Vous voulez le bol, père ? demanda Deirdre.

Une ombre d’agacement passa sur le visage de Nicodemus. Sa voix se teinta d’impatience.

— Où ai-je la tête aujourd’hui ? Porter, apportez-le-moi.

Le valet grisonnant ouvrit la porte et quitta la pièce.

Le temps d’un battement de cœur plus tard, on entendit un grognement sifflant, et Porter vola à travers le seuil avant de s’effondrer sur le dos. Il poussa un croassement douloureux puis se recroquevilla en position fœtale.

Nicodemus se tourna en soupirant.

— Et flûte ! Qu’est-ce que c’est, cette fois ?

Nicodemus avait eu l’air de s’ennuyer quand Anna Valmont lui avait vidé son chargeur dessus. Lorsque mon feu magique avait provoqué l’apparition d’un trou en forme de Nicodemus dans le mur de l’hôtel, il s’en était sorti sans une mèche de cheveux de travers. Mais lorsqu’il vit le valet allongé sur le sol devant la porte ouverte, le visage de Nicodemus pâlit. Il écarquilla les yeux et fit rapidement deux pas en arrière pour se placer derrière moi, son couteau plaqué contre ma gorge. Même son ombre eut un mouvement de recul et s’éloigna de la porte ouverte en tourbillonnant.

— Le Jap, gronda Nicodemus. Tuez-le.

Il y eut une seconde de silence surpris puis les gorilles tendirent la main vers leurs armes. Celui qui se tenait le plus près de la porte n’eut pas le temps de sortir la sienne du holster. Shiro, toujours habillé de la tenue qu’il arborait chez McAnnally, jaillit à travers l’ouverture dans un flash de noirs, de blancs et de rouges, sa canne à la main. Il en plongea l’extrémité dans le cou de Gorille A et l’homme de main s’effondra sur le sol.

Gorille B saisit son arme et la braqua sur Shiro. Le vieil homme fit un bond sur la gauche puis une roulade agile vers la droite. Le pistolet aboya et des étincelles jaillirent sur deux des murs tandis que la balle ricochait. Shiro tira Fidelacchius de son fourreau de bois tout en virevoltant vers le gorille, le mouvement si vif que le sabre ressemblait à une feuille d’acier brillant et flou. Le flingue de Gorille B vola dans les airs, sa main toujours agrippée à la détente. L’homme regarda fixement le moignon de son bras tandis que son sang se mettait à couler et Shiro se tourna de nouveau, son talon s’élevant au niveau du menton de son adversaire. Le coup de pied brisa quelque chose dans la mâchoire de l’homme de main blessé et celui-ci s’écroula sur le sol froid et humide.

Shiro avait neutralisé trois hommes en moitié moins de secondes et il n’avait pas cessé de se mouvoir. Fidelacchius fendit une nouvelle fois l’air et la chaise sur laquelle Deirdre était assise s’écroula, la projetant au sol. Le vieil homme posa immédiatement les pieds sur l’opulente chevelure sombre de la fille, fit tournoyer le sabre et en plaça la pointe sur la nuque de Deirdre.

La pièce devint presque totalement silencieuse. Shiro maintint sa lame contre le cou de Deirdre et Nicodemus la sienne contre le mien. Le petit vieux ne ressemblait pas à la personne à qui j’avais parlé. Pas tant parce qu’il avait beaucoup changé physiquement que parce que sa présence même était différente : ses traits étaient aussi durs que la pierre, les années ne le faisant que paraître plus fort. Lorsqu’il se déplaçait, c’était avec la grâce, la vitesse et l’agilité d’un danseur. Ses yeux luisaient de l’éclat d’une force silencieuse qui était restée dissimulée jusque-là et ses mains, ainsi que ses avant-bras, révélaient des muscles noueux. La lame de son sabre brillait de l’éclat rouge du sang et des torches.

L’ombre de Nicodemus recula un peu plus devant le vieil homme.

Je pense que l’eau glacée se mélangeait à une soudaine poussée d’espoir en moi et me faisait un peu perdre les pédales. Je me surpris à chanter à voix haute :

— « Accours vers nous, prince de l’espace ! Viens vite, viens nous aider ! Viens défendre notre terre, elle est en danger ! »

— Silence ! cracha Nicodemus.

— Vous êtes sûr ? demandai-je. Je peux aussi chanter le générique de Super Souris, si vous préférez. C’est vrai qu’Actarus était du genre à se doper avant sa métamorphose.

Nicodemus appuya un peu plus sa lame sur mon cou mais ma bouche était en pilote automatique :

— Ç’avait l’air rapide. Je veux dire, je ne suis pas un grand escrimeur, mais ce petit vieux m’a paru incroyablement rapide. Il vous a paru rapide, à vous aussi ? Je parie que cette épée pourrait vous transpercer et que vous ne vous en rendriez même pas compte avant que votre tête s’abatte à vos pieds.

J’entendis Nicodemus grincer des dents.

— Harry, dit doucement Shiro, je vous en prie.

Je la fermai et restai là, un couteau sur la gorge, à frissonner, souffrir et espérer.

— Le magicien est à moi, dit Nicodemus. C’est fini pour lui. Vous le savez. Il a choisi de participer à tout ça.

— Oui, dit Shiro.

— Vous ne pouvez pas me l’arracher.

Shiro jeta des coups d’œil appuyés aux gorilles allongés par terre puis à la captive qu’il maintenait au sol.

— Peut-être que oui, peut-être que non.

— Prenez le risque et le magicien mourra. Vous ne pouvez invoquer aucune rédemption ici.

Shiro resta silencieux un moment.

— Alors faisons un marché.

Nicodemus se mit à rire.

— Ma fille en échange du magicien ? Non. J’ai des plans pour lui et sa mort me servira aussi bien maintenant que plus tard. Faites du mal à Deirdre et je le tuerai immédiatement.

Shiro regarda le deniérien sans ciller.

— Je ne parlais pas de votre fille.

Un sentiment nauséeux s’empara soudain de mon estomac. J’entendis presque le sourire de Nicodemus dans sa voix :

— Très habile, vieil homme. Vous saviez que je ne laisserais pas passer une telle occasion.

— Je vous connais, dit Shiro.

— Alors vous devez savoir que votre offre ne suffit pas, rétorqua Nicodemus. Même pas à moitié.

Le visage de Shiro ne traduisit aucune surprise.

— Annoncez votre prix.

La voix de Nicodemus se fit plus basse :

— Jurez-moi que vous ne ferez aucune tentative pour vous échapper. Que vous n’invoquerez aucune aide. Que vous ne vous libérerez pas discrètement.

— Pour vous laisser me garder pendant des années ? Non. Mais je vais vous donner cette journée. Vingt-quatre heures. C’est suffisant.

Je secouai la tête à l’intention de Shiro.

— Ne faites pas ça. Je savais ce que je faisais. Michael aura besoin de votre…

Nicodemus me frappa vivement au niveau des reins et je perdis mon souffle.

— Silence ! ordonna-t-il.

Il reporta son attention sur Shiro et inclina lentement la tête.

— Vingt-quatre heures. C’est d’accord.

Shiro reprit exactement son geste.

— À présent, laissez-le partir.

— Très bien, dit Nicodemus. Dès que vous aurez libéré ma fille et déposé votre sabre, le magicien sera libre de partir. Je le jure.

Le vieux chevalier se contenta de sourire.

— Je connais la valeur de vos promesses. Et vous connaissez celle des miennes.

Je perçus la tension pleine d’impatience de mon tortionnaire. Il se pencha en avant pour dire :

— Jurez-le.

— Je le jure, répondit Shiro.

Ce faisant, il posa doucement la main sur la pointe de la lame de son épée. Il la souleva pour montrer une coupure droite sur sa main, de laquelle du sang coulait déjà.

— Libérez-le. Je prendrai sa place, comme vous l’exigez.

L’ombre de Nicodemus se mit à onduler et à bouillonner sur le sol à mes pieds, certains fragments bondissant impatiemment en direction de Shiro. Le deniérien émit un rire dur et le couteau quitta mon cou. Mon tortionnaire fit deux mouvements rapides pour trancher les cordes qui retenaient mes poignets.

Sans le soutien des liens, je m’écroulai. Mon corps hurla de douleur. J’avais si mal que je ne sentis pas qu’on tranchait les liens qui retenaient mes pieds jusqu’à ce que je sois libre. Je ne fis pas un bruit. En partie parce que j’étais trop orgueilleux pour laisser Nicodemus voir à quel point je me sentais mal. Et en partie parce que je n’avais pas assez de souffle pour gémir.

— Harry, dit Shiro, levez-vous.

J’essayai. Je ne sentais ni mes pieds ni mes jambes.

La voix de Shiro changea, porteuse d’une note discrète d’autorité et de commandement :

— Levez-vous !

Je m’exécutai. De justesse. Ma blessure à la jambe était chaude et douloureuse et le muscle tout autour tremblait et se contractait de façon involontaire.

— Stupidité, commenta Nicodemus.

— Courage, rétorqua Shiro. Harry, venez par ici. Mettez-vous derrière moi.

Je réussis à rejoindre Shiro en titubant. Pas un instant le vieil homme n’avait détourné les yeux de Nicodemus. Ma tête tournait un peu et je faillis perdre l’équilibre. J’avais l’impression que mes jambes étaient en bois au-dessous de mes genoux, et j’avais des crampes dans le dos. Je serrai les dents et soufflai :

— Je ne sais pas si je vais pouvoir marcher longtemps.

— Il le faut, dit Shiro.

Il s’agenouilla à côté de Deirdre, plaqua son genou contre l’échine de la jeune femme et enroula un bras autour de sa gorge. Elle commença à bouger mais le vieil homme appliqua une pression et Deirdre s’immobilisa de nouveau avec un gémissement de douleur. Cela fait, Shiro imprima un léger mouvement à Fidelacchius et les gouttes de sang qui en constellaient la lame allèrent s’écraser sur une des parois. Il rengaina la lame d’un mouvement fluide, retira la canne-fourreau de sa ceinture puis me tendit l’épée, la garde en avant.

— Prenez-la.

— Euh, dis-je, je ne suis pas connu pour savoir me servir de ces trucs comme il le faudrait.

— Prenez-la.

— Michael et Sanya pourraient légèrement m’en vouloir si je le faisais.

Shiro resta silencieux un instant avant de répondre :

— Ils comprendront. À présent, prenez-la.

Je déglutis avant d’obtempérer. Le manche de bois du sabre me parut trop chaud pour cette pièce et je sentis le bourdonnement d’énergie qui en émanait en vagues ondoyantes. Je m’assurai de le tenir fermement.

Shiro reprit à voix basse :

— Ils vont venir pour vous. Partez. Deuxième à droite. Échelle vers le haut.

Nicodemus me regarda tandis que je passais le seuil pour pénétrer dans la pénombre du couloir au-delà. Je regardai fixement Shiro pendant un moment. Il s’agenouilla sur le sol, tordant toujours le cou de Deirdre presque jusqu’au point de rupture, les yeux fixés sur Nicodemus. D’où j’étais, je pouvais voir la peau ridée à l’arrière de son cou, les taches de vieillesse sur son crâne récemment rasé. L’ombre de Nicodemus avait grandi jusqu’à faire la taille d’un écran de cinéma : elle recouvrait le mur du fond et une partie du sol, oscillant et serpentant lentement en direction de Shiro.

Je me retournai et me dirigeai vers le tunnel aussi vite que je le pouvais. Derrière moi, j’entendis Nicodemus dire :

— Respecte ta parole, Japon. Relâche ma fille.

Je regardai en arrière. Shiro relâcha la fille et se releva. Elle s’écarta vivement de lui et, au même moment, l’ombre de Nicodemus s’élança en avant à la façon d’une vague et s’écrasa sur le vieux chevalier. L’instant d’avant, il était là. Le suivant, la pièce dans laquelle il se trouvait devint entièrement noire, remplie par la masse grinçante et bouillonnante de l’ombre démoniaque de Nicodemus.

— Tue le magicien, gronda Nicodemus. Récupère l’épée.

Quelque part dans les ténèbres, Deirdre poussa un cri primal. J’entendis des bruits de déchirures, de broyage. J’entendis des bruits secs qui évoquaient des os brisés ou des articulations déboîtées. Puis j’entendis le grincement métallique et glissant de la chevelure de Deirdre et une demi-douzaine de torons d’acier jaillirent dans ma direction depuis l’obscurité.

Je reculai et les lames retombèrent avant de m’atteindre. Je me retournai et entrepris de m’enfuir en boitillant. Je ne voulais pas laisser Shiro là mais, si j’étais resté, je serais simplement mort avec lui. La honte me transperçait comme un poignard.

D’autres lames émergèrent des ténèbres, sans doute encore pendant que Deirdre se transformait pour revêtir sa forme démoniaque. Cela ne prendrait pas longtemps avant qu’elle ait terminé et bondisse dans le couloir à ma poursuite. Si je n’arrivais pas à m’éloigner, j’étais fichu.

Donc je m’enfuis une fois de plus en courant le plus vite possible. Et je me détestai pour ça.

Suaire froid
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